La parole de Samuel Eto’o est rare. L’ancien international camerounais (118 sélections, 57 buts), poursuit sa carrière à Antalyaspor (Turquie), où il a déjà marqué neuf fois cette saison. Pendant près d’une heure, l’attaquant aux deux CAN, aux trois Ligues des champions et aux 395 buts a répondu aux questions de Jeune Afrique, en abordant de nombreux sujets. Interview fleuve.
Jeune Afrique : Le Cameroun a remporté la CAN 2017 au Gabon, ce qui ne lui était pas arrivé depuis 2002. Et pas grand-monde ne s’attendait vraiment à ce que les Lions indomptables aillent au bout…
Samuel Eto’o : C’est vrai. Mais je rappelle aussi qu’à chaque fois que le Cameroun n’est pas perturbé par des problèmes internes, il a des résultats. On ne s’attendait pas forcément à un tel parcours, de la part d’une équipe rajeunie, avec des joueurs qui allaient disputer leur première phase finale de CAN. Il y avait des défections, le sélectionneur (Hugo Broos) avait fait des choix forts, et cela a finalement marché. En tant que camerounais, j’ai ressenti une joie immense lors de la finale à Libreville face à l’Égypte (2-1) à laquelle j’ai assisté. Et j’étais également très fier que Fabrice Ondoa et Christian Bassogog, qui ont été formés à Fundesport, l’académie que j’ai créée, aient participé à cette très belle aventure.
Étiez-vous inquiet avant le début de la CAN à cause des défections de plusieurs joueurs et de l’absence de certains cadres (Kameni, Chedjou, Bedimo, Mbia) ?
Il m’est déjà arrivé d’être critique envers certains anciens sélectionneurs du Cameroun. Je dois cette fois-ci dire qu’Hugo Broos a eu le courage de faire certains choix. Il n’est en général jamais évident de ne pas retenir des joueurs qui ont un vécu, mais qui pensent que leur place est un acquis et que la sélection nationale leur appartient. Il a emmené au Gabon des joueurs comme Nicolas Nkoulou ou Vincent Aboubakar, qui faisaient partie des plus expérimentés, et il n’a pas hésité à faire confiance à des éléments plus jeunes. Je tiens d’ailleurs à dire que Nkoulou et Aboubakar ont été exemplaires de professionnalisme. Ils n’étaient pas titulaires, mais ils ont eu un comportement irréprochable, et le Cameroun leur doit beaucoup dans cette victoire.
Avez-vous compris que huit joueurs décident de ne pas participer à la CAN ?
Vous savez comme moi que les clubs européens font parfois pression sur les joueurs. Et il est normal que ceux-ci réfléchissent. Ils se disent qu’ils pourraient perdre leur place et se retrouver dans les gradins s’ils décident de participer à la CAN. Personnellement, j’ai vécu cette situation quand j’étais à l’Inter Milan, au moment de la CAN 2010 en Angola. Et j’avais décidé d’y participer. Je pense que ce problème ne se posera plus quand, en Afrique, nous aurons des dirigeants assez forts, et donc des sélections plus fortes, pour ne pas céder aux pressions des clubs, même si ce sont eux qui sont les employeurs des joueurs. Jouer pour son pays, c’est quelque chose d’unique.
Il faudra être patient avec cette équipe, qui est jeune. Dans deux ans, elle jouera à domicile, et il y aura une énorme pression
Ce rajeunissement des Lions indomptables laisse présager un avenir intéressant, d’autant plus que votre pays accueillera la prochaine édition, en 2019…
Depuis 2009, on disait qu’il fallait changer des choses, mais personne n’avait pris cette responsabilité. On a refusé de voir certaines choses en face. Aujourd’hui, le Cameroun est de nouveau champion d’Afrique. C’est une formidable base de travail. Le Cameroun peut redevenir une très grande équipe, surtout s’il n’y a pas de problèmes en interne. Mais il faudra être patient avec cette équipe, qui est jeune. Dans deux ans, elle jouera à domicile, et ce sera beaucoup plus difficile qu’au Gabon, car les gens attendront beaucoup d’elle. Il y aura une énorme pression.
Parlons de vous. La rumeur vous a envoyé récemment en Chine…
(Rires) On m’annonce un peu partout. Mais je suis sous contrat avec Antalyaspor, et mon avenir, pour l’instant, est en Turquie, où je me sens bien. Pour la suite, on verra plus tard. J’arrive à un âge [Samuel Eto’o a 36 ans ce 10 mars, NDLR] où on est plus attentif au cadre de vie, à la qualité de vie. Quand on est plus jeune, on n’a pas les mêmes exigences qu’à 36. Pour l’instant, je suis en Turquie. J’ai toujours dit que j’aimerais finir ma carrière au Real Majorque, là où tout a vraiment commencé pour moi en Europe. Les dirigeants le savent, et en lisant cette interview, ils sauront que c’est toujours mon souhait.
J’ai encore envie de jouer quelques années
Régulièrement, depuis plusieurs années, votre nom est revenu pour un transfert en France : à Lyon, au Paris-SG, à Marseille, à Lille…
C’est vrai. Cela ne s’est jamais fait, alors que j’aime beaucoup la France. Mais on ne sait jamais… J’ai encore envie de jouer quelques années. Je me sens bien. J’ai effectivement failli venir en France. Le Paris-SG, c’est un peu mon club de cœur. J’aurais pu aussi venir à Lyon, après mon départ du FC Barcelone, en 2009. Le président Jean-Michel Aulas, un homme pour lequel j’ai beaucoup de respect, m’avait fait une très belle proposition, mais finalement, j’avais signé à l’Inter Milan.
Vous avez porté le maillot de très grands clubs : le FC Barcelone, l’Inter Milan, Chelsea… Mais aussi au Real Madrid, où vous n’avez pas eu votre chance. Est-ce un regret ?
Non. Je n’ai aucun regret. C’est que cela devait se passer comme ça. Et puis, si j’avais fait carrière au Real, je n’aurais peut-être pas joué à Barcelone, avec qui j’ai gagné deux Ligues des Champions et trois championnats. Cela n’a pas marché au Real, je suis donc parti à Majorque, où Barcelone est venu me chercher. Et j’ai vécu de grands moments dans ce club, avec Pep Guardiola.
Lequel, pourtant, est à l’origine de votre départ de Catalogne…
Mais avec Guardiola, on a réalisé de très belles choses ! J’avais signé à Barcelone pour remporter la Ligue des Champions, et cela s’est réalisé deux fois. Je suis parti en Italie pour rejoindre un autre grand coach – José Mourinho – avec qui on a aussi gagné cette épreuve. Le football est ainsi, et je vous le répète, je n’ai aucun regret sur mes choix.
En 2011, vous avez signé à l’Anji Makhatchkala, en Russie, où vous êtes devenu le joueur le mieux payé du monde (20,5 M€ par an, hors primes)…
Je gagnais déjà très bien ma vie avant de signer dans ce club ! J’ai eu cette opportunité pour aller dans un bon championnat, où on me proposait un excellent contrat. Vous savez, quand on est africain, que l’on vient d’un milieu modeste, il faut savoir saisir certaines opportunités, lesquelles sont rares. J’ai gardé un excellent souvenir de ce passage à l’Anji (2011-2013). Je vivais à Moscou, comme tous les autres joueurs, mais nous étions souvent au Daguestan. La Russie est un très beau pays, les stades étaient bien remplis. Que je lis certaines choses sur la Russie, je ne reconnais pas le pays où j’ai vécu.
Vous avez gagné beaucoup de titres dans votre carrière, tant en sélection qu’en club. Si vous deviez en ressortir spontanément un, lequel choisiriez-vous ?
La CAN remportée en 2000. C’était mon premier trophée avec mon pays. On ressent des choses extraordinaires. J’avais 19 ans, le Cameroun était la meilleure équipe d’Afrique. Et quelques mois plus tard, on remportait les jeux Olympiques à Sydney, alors que, cette fois fois-ci, le Cameroun n’était pas favori.
Vous avez décidé d’utiliser une partie de vos revenus pour financer une Académie, mais aussi pour des actions humanitaires, comme la santé ou l’aide proposée aux réfugiés victimes des exactions de la secte islamiste Boko Haram…
Je pense que c’est normal pour un africain d’aider son continent. Vous parlez de Boko Haram : nous devons vivre avec ses actes, mais continuer à lutter. Il ne faut pas baisser les bras. Car il se passe des choses terribles en Afrique, et chez moi, au Cameroun, où des gens sont victimes d’atrocités. Quand je peux aider, j’estime que c’est mon devoir. J’ai financé la construction d’un hôpital pédiatrique à Douala, car on ne peut pas tout attendre des pouvoirs publics.
Si le Maroc est candidat à l’organisation de la Coupe du Monde 2026, il aura mon soutien
Le 16 mars prochain, la Confédération africaine de football (CAF) connaîtra son nouveau président. Votre compatriote Issa Hayatou est en lice pour un nouveau mandat, face au malgache Ahmad Ahmad. Est-il temps pour l’institution de changer de gouvernance ?
Issa Hayatou a beaucoup fait pour le football africain. Et je pense qu’il songe à sa propre succession, pour pérenniser le bon travail qu’il a abattu. En plus, aucune institution ne résiste aux lois des cycles et du changement. J’espère juste que ces changements pourront aider le football africain à évoluer, car c’est le plus important. Le développement de la CAN a permis d’améliorer les infrastructures, et c’est important. Mais les principaux bénéficiaires de ces changements doivent être les joueurs, surtout ceux évoluant enAfrique. La CAF est à un certain niveau de revenus financiers. Elle est respectée, au sein de la Fifa par exemple. Mais il faudrait apporter plus de fraîcheur pour ouvrir d’autres horizons. Sans nier ce qui a été fait. Ces changements pourraient prolonger et améliorer ce qui a été accompli. Regardez la Fifa : l’arrivée de Gianni Infantino à la présidence a reboosté l’innovation, sans faire tanguer l’institution. Tenter autre chose à la tête de la CAF n’est donc pas une mauvaise idée…
Peut-on imaginer une CAN à vingt-quatre équipes, comme en Europe ou en Asie à partir de 2019 ?
Pourquoi pas ? Même si cela pourrait un peu plus gêner les clubs européens.
Vous avez déclaré être favorable à une Coupe du monde à 48, ce qui sera le cas en 2026. L’Afrique pourrait-elle être la grande gagnante de cette réforme ?
Elle disposera de neuf ou dix places en phase finale. Et donc d’un peu plus de chances d’être dans le dernier carré. Comme je vous l’avais dit en décembre, alors que la réforme n’avait pas été votée, j’estime que c’est une évolution intéressante, et qu’il est normal que l’Afrique bénéficie de plusieurs places supplémentaires.
Le Maroc pourrait être candidat à l’organisation de cette Coupe du monde 2026. Si cela devait être le cas, soutiendrez-vous cette initiative ?
Totalement ! Le Maroc, qui est un grand pays de football, à tous les atouts pour organiser un tel événement. Vous savez, ce qui manque parfois à l’Afrique, ce sont les projets. Il faut en avoir, même si on échoue ! Avoir des projets, avoir des rêves, c’est essentiel.
Souvenez-vous en 2010 : beaucoup de personnes étaient sceptiques avant la Coupe du monde 2010 en Afrique du Sud, et cela a été une vraie réussite. Le Maroc aura tout mon soutien s’il est candidat !