Soupçonné de partialité, montré du doigt par l’opposition, l’envoyé spécial de l’ONU pour la région des Grands Lacs a choisi de renoncer à son rôle de facilitateur dans la crise au Burundi. Il s’en explique dans les colonnes de Jeune Afrique.
Jamais encore il n’avait vécu si cuisante défaite. Nommé en juillet 2014 envoyé spécial des Nations unies pour la région des Grands Lacs, Saïd Djinnit a dû renoncer, le 10 juin, à son rôle de facilitateur dans la crise burundaise. Un revers que ce diplomate algérien de 61 ans a du mal à digérer. Habitué aux situations délicates, il avait déjà occupé une fonction similaire en 2013 en Guinée alors qu’il était le chef du bureau des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest. Auparavant, il avait été le commissaire à la Paix et à la Sécurité de l’Union africaine et avait eu, à ce titre, à gérer la crise au Darfour. Et jamais, insiste-t-il, son intégrité n’avait été remise en question.
JEUNE AFRIQUE : Pourquoi avoir jeté l’éponge au Burundi ?
SAÏD DJINNIT : Je n’ai pas jeté l’éponge. J’ai même le sentiment d’avoir fait tout ce que je pouvais, d’y avoir consacré du temps et de l’énergie, avec toute l’impartialité requise pour une telle mission. Mais j’ai tiré les conclusions des réserves exprimées par certains responsables politiques.
Que répondez-vous à l’opposition lorsqu’elle vous accuse de partialité ?
Que tout cela est un malentendu. Ces accusations sont fausses et infondées. Elles s’appuient sur de simples rumeurs qui polluent aujourd’hui le contexte burundais. Je tiens à rappeler que ce sont les Burundais eux-mêmes qui m’ont confié cette mission de facilitation, avant même que j’aie un mandat du secrétariat général de l’ONU.
Que s’est-il passé entre le moment où les parties ont fait appel à vous et celui où elles vous ont récusé ?
Je crois que l’incompréhension fait suite au deuxième sommet de Dar es-Salaam, fin mai. L’EAC [la Communauté est-africaine] devait envoyer une mission à Bujumbura pour présenter ses conclusions, mais elle a tardé à le faire, et cela a laissé le champ libre à toutes les spéculations. D’autant que le communiqué final était très ambigu : il mentionne la décision de reporter les élections de quarante-cinq jours, mais ne dit pas un mot sur la question du troisième mandat. Mais ce n’était pas à moi, en tant que médiateur, de prendre position sur un tel point de friction !
Je crois que les leaders de l’opposition qui ont écrit à Ban Ki-moon pour remettre en question mon impartialité n’ont pas mesuré l’impact qu’aurait leur démarche. Certains m’ont même dit par la suite qu’ils regrettaient leur geste. Quant aux autorités, elles ont elles aussi émis des réserves. Mais elles sont venues m’en faire part plutôt que d’envoyer un courrier.
Tout ce qui concerne la question du troisième mandat dépend directement des chefs d’État est-africains.
Quelles étaient ces réserves ?
Le président du CNDD-FDD [le parti au pouvoir] m’a reproché d’avoir une attitude ouvertement opposée à celle du régime. Il m’a également soupçonné d’être à l’origine du délai de quarante-cinq jours demandé par l’EAC.
Et ce n’est pas le cas ?
Bien sûr que non ! Encore une fois, tout ce qui concerne la question du troisième mandat dépend directement des chefs d’État est-africains. Lorsqu’ils m’ont demandé mon avis, je me suis contenté d’insister sur l’impossibilité des parties à se mettre d’accord.
En tant que médiateur, ne vivez-vous pas cette affaire comme un échec ?
Comme une injustice plutôt que comme un échec. Des échecs, j’en ai connu. Mais jamais personne n’avait mis en doute mon intégrité. Quand vous êtes accusé avec autant de légèreté, sans pouvoir vous défendre, vous vous sentez forcément blessé dans ce que vous avez de plus précieux. Si je n’avais pas été en mesure de mener cette mission avec toute l’honnêteté requise, je ne l’aurais pas acceptée. J’ai fait une facilitation en Guinée qui a donné d’excellents résultats, avec toute l’impartialité et l’intégrité indispensables à ce genre de mission.
Là aussi, votre action avait été critiquée par certains membres de l’opposition guinéenne, à commencer par Jean-Marie Doré…
M. Doré ne représente pas l’opposition guinéenne. Il n’est pas un acteur essentiel dans le processus de transition. Ceux qui comptent vraiment ont d’ailleurs salué l’accord obtenu, qui a permis à la Guinée d’éviter le pire. Je vous rappelle qu’en 2013 tout le monde craignait un scénario à la sierra-léonaise.
Le calendrier électoral ne pose-t-il pas toujours problème à Conakry ?
Si, mais je ne souhaite pas en parler pour ne pas interférer dans un processus en cours. Tout ce que je peux dire, c’est que grâce à l’accord qui a été conclu à l’époque, les élections législatives se sont déroulées de manière satisfaisante. Il faut savoir faire preuve de bonne foi : tout le monde a signé cet accord, et la classe politique guinéenne a eu l’occasion de clarifier certains points qui n’étaient pas dans le texte, même si elle ne l’a pas fait.
Revenons au Burundi. Vous avez revendiqué certaines grandes avancées en tant que facilitateur. Quelles sont-elles ?
L’ordre du jour arrêté le 5 mai mentionnait cinq points : les mesures d’apaisement à prendre, la gestion du calendrier électoral, la garantie d’avoir des élections libres, le respect des accords d’Arusha et de la Constitution et, enfin, le respect des droits et libertés garantis par cette même Constitution. C’est sur cette base que j’ai exercé ma mission. Plutôt que de mettre en priorité sur la table la question du troisième mandat, comme le demandait l’opposition, j’ai préféré avancer sur les questions qui fâchent le moins pour construire une confiance et engager le dialogue, et un certain nombre de mesures d’apaisement ont été acceptées par les deux camps. Je parle de la libération des prisonniers, de la réouverture des radios privées ou encore du glissement du calendrier électoral.
Quel regard portez-vous sur la classe politique burundaise ?
Elle est fragile et très faible. Il reste énormément de travail à réaliser pour renforcer les capacités des institutions politiques du pays et celles de l’opposition. Je suis par contre très satisfait du soutien sans faille que la communauté internationale m’a apporté pendant et après la facilitation.
Nkurunziza m’a donné l’image d’un homme déterminé, persuadé de son bon droit, pas vraiment sous l’influence de son entourage.
Quelle impression vous a fait le président Nkurunziza ?
Je l’ai vu trois fois. Je peux vous dire qu’il a les nerfs solides pour gérer une telle situation. Malgré les difficultés, je l’ai toujours trouvé serein. Il sait visiblement encaisser. Il m’a donné l’image d’un homme déterminé, persuadé de son bon droit, pas vraiment sous l’influence de son entourage.
La crise est jusqu’à présent politique. Peut-elle devenir ethnique ?
L’urgence pour nous était de rester sur le versant politique pour lancer le plus vite possible le dialogue avant les élections. Mais bien sûr qu’il existe un risque de dérapage ethnique.
Ce qui se passe à Bujumbura peut-il avoir des conséquences sur les scrutins à venir dans les deux Congos ou au Rwanda ?
Oui, il y a des inquiétudes quant à un éventuel impact de la crise burundaise dans la sous-région. Chaque élection reste un défi dans une Afrique qui est toujours en pleine transition démocratique.
Mi-juin, un tribunal sud-africain a interdit au chef de l’État soudanais de quitter le territoire, ce qui n’a pas empêché Omar el-Béchir de repartir à Khartoum une fois achevé le sommet de l’Union africaine auquel il était venu assister. Qu’en pensez-vous ?
Je n’ai jamais pensé que le président el-Béchir devait être retenu en Afrique du Sud. Je sais, pour avoir occupé un poste à responsabilité à l’Union africaine, que les pays qui organisent un sommet s’engagent à inviter tous les chefs des États membres et à les laisser repartir librement. Concernant la CPI, je rappelle seulement que c’est un organe indépendant dont la naissance doit beaucoup au soutien de l’Afrique, même si son image est aujourd’hui brouillée sur le continent.