Acteur majeur du trafic international de cocaïne, le Venezuela est en proie à cette activité très lucrative qui pèse lourd dans la période de crise actuelle. Vecteur de corruption et d’influence dans un pays où l’argent a perdu sa valeur, la cocaïne tenue au Venezuela par «le cartel de Los soles» (le cartel des soleils), en références aux soleils qui remplacent les étoiles sur les uniformes des hauts gradés de l’armée, implique aujourd’hui aussi de nombreux acteurs au plus haut niveau de l’Etat. Décryptage sur le poids de la cocaïne dans la crise vénézuélienne avec David Weinberger, chercheur à l’Institut des Hautes Etudes de la Sécurité et de la Justice (INHESJ).
David Weinberger : Toutes les informations disponibles montrent que le Venezuela est toujours un hub (une plateforme) majeure de l’exportation de la cocaïne depuis l’Amérique latine, zone de production, vers le reste du monde. Elle dispose d’une position géographique idéale, au nord du continent face au marché nord-américain via l’Amérique centrale et les Caraïbes, mais aussi en direction de l’Europe qu’elle alimente soit directement vers des pays comme la France ou l’Espagne, soit en passant par l’Afrique de l’Ouest. De plus, le Venezuela partage une très longue frontière avec la Colombie, premier producteur mondial de cocaïne qui connait actuellement des records historiques de production (estimée à 1410 tonnes en 2016). A partir de là, il y a deux niveaux de transport: le premier niveau est de faire parvenir la cocaïne produite dans les Etats colombiens proches de la frontière vers le Venezuela, pour les parties qui transitent par ce pays ; dans ce cas, on utilise la route et les voies fluviales qui sont les autoroutes de la forêt amazonienne et peu les avions qui sont très contrôlés au départ de Colombie. Le deuxième niveau se situe au départ du Venezuela et ce sont surtout des bateaux et des avions.
On a une idée de ce que représente le volume de cocaïne qui transite par le Venezuela ?
On n’a pas de données récentes sur les volumes de cocaïne en transit au Venezuela. Les dernières données datent d’une dizaine d’année et provenait de l’UNODC (Office des Nations unies contre la drogue et le crime organisé) qui estimait alors que cela représentait 30% de la production colombienne. On sait qu’en 2008 un important trafiquant, pendant son audition devant des policiers colombiens, disait qu’il pouvait exporter 30 tonnes de cocaïne par semaine. Soit près de 360 tonnes par an et donc un quart de la production colombienne de l’époque.
Que sait-on de l’impact économique de ce trafic au Venezuela ?
Le trafic de cocaïne pèse lourd économiquement dans le contexte de crise actuel. On peut estimer de manière très large que cela alimente autour de 500 millions de dollars par an (l’économie nationale). Il faut se rappeler qu’avec les problèmes de crise économique et de crise monétaire du bolivar (la monnaie nationale) au Venezuela, l’apport de devises internationales utilisées par le trafic de drogues illicites est extrêmement important. C’est une rente en devises extérieures qui est significative.
Comment on en est-on arrivé là ?
Comme dans l’ensemble des pays sud-américains qui sont proches des zones de production de la cocaïne (Colombie, Pérou, Bolivie), il y a eu une diffusion du trafic de cocaïne à partir des années 1990. Ça été le cas au Venezuela avec notamment l’arrestation de deux généraux en 1993 qui étaient impliqués dans le narcotrafic. Ensuite, il y a eu une augmentation significative du trafic de cocaïne via le Venezuela après la crise diplomatique entre le Venezuela et les Etats-Unis qui a abouti en 2005 à l’expulsion de la DEA, les forces anti narcotiques américaines, qui étaient présentes à Caracas. Dans ce contexte de crise, la DEA a été expulsée par le président Hugo Chavez sous fond de tentative de coup d’Etat téléguidé par les Etats-Unis (en 2002) et cela a stoppé depuis toute coopération anti-drogue au Venezuela. En plus, les Etats-Unis, avec les Européens, ont basé leur lutte anti-drogue sur un contrôle radar de la région andine. Mais après 2005, les Vénézuéliens ont arrêté de fournir des informations radar sur leur territoire et cela a créé une zone noire où les avions et les petits avions peuvent charger la cocaïne pour différentes destinations sans être identifiés.
Comment ce trafic s’est déployé au Venezuela ?
Déjà il faut bien comprendre que, historiquement, le Venezuela et la Colombie sont liés depuis l’origine puisque cela faisait partie de la grande Colombie qui était espagnole à l’époque et les liens linguistiques, culturels, politiques existent depuis toujours. En parallèle du trafic de cocaïne s’est aussi exportée la guerre civile colombienne avec des acteurs comme les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) ou l’ELN (Armée de Libération Nationale) mais aussi les paramilitaires qui dès les années 1990 ont utilisé la frontière vénézuélienne comme une de leurs bases arrières pour s’alimenter, s’entraîner et fuir quand il y avait des actions militaires trop difficiles côté colombien. On l’a vu au Venezuela et en Equateur, ces groupes politiques que sont les FARC ou l’ELN ont depuis 1990 créé des liens qui sont aussi des liens économiques en relation avec le trafic de cocaïne. On sait qu’il y a eu des contacts autour des années 2000 entre ces groupes colombiens et des acteurs importants du trafic au Venezuela.
Qui sont ces acteurs important au Venezuela ?
Dès les années 1990, des généraux sont impliqués dans le trafic de cocaïne et ont été condamnés. C’est pour cela qu’on commence à parler du «cartel des soleils» car les généraux n’ont pas des étoiles sur leurs uniformes mais des soleils, et cela s’est développé. Un trafiquant très important, Walid Makled Garcia, arrêté en 2008, disait que ses contacts étaient tous des généraux et qu’il avait payé au moins une quarantaine de généraux au Venezuela. Donc il y a un ensemble d’acteurs qui existent depuis très longtemps. Ceux qui contrôlent la frontière sont devenus des acteurs centraux de la protection des convois de cocaïne et touchent de l’argent pour protéger ces transports et de plus en plus pour permettre leur exportation vers les lieux de consommation finale. Walid Makled disait qu’il donnait 50 000 dollars par semaine à ces généraux pour pouvoir alimenter son trafic et protéger sa cocaïne. Selon les Américains, certains de ces généraux sont des acteurs majeurs du trafic de cocaïne et certains ont été condamnés par la justice américaine. On considère que quelques-uns des généraux les plus puissants au Venezuela maitriseraient complètement le trafic de cocaïne dans le pays.
Au-delà des militaires, ce trafic s’est étendu dans les plus hautes sphères du pays ?
Il y a eu une extension qui s’accompagne aussi de l’explosion de la corruption sur fond de paupérisation majeure du Venezuela, avec une monnaie qui ne vaut plus rien, une rente pétrolière qui était captée par les acteurs publics et en parallèle une rente de la cocaïne qui a elle-même été captée à la fois par les généraux et les militaires, mais aussi par d’autres personnes influentes dans d’autres ministères qui ont été mis en cause. Notamment le ministère de l’intérieur où plusieurs ministres ont été mis en cause mais aussi dans les ministères de la santé, des transports etc… Les Américains ont mis en cause et condamné un ancien ministre de l’Intérieur, de la Justice et de la Paix (de 2008 à 2012), Tareck El Aissami (ex-vice-président du Venezuela et actuel ministre de l’Industrie et de la Production nationale) notamment sur une affaire de 1,3 tonne de cocaïne sur un vol Caracas-Paris en 2013. Mais on peut parler aussi d’un général, président de l’Assemblée nationale, Diosdado Cabello, qui est considéré par beaucoup comme le chef des chefs. Tout cela provient d’enquêtes américaines et il y a eu beaucoup de condamnations pour narcotrafic aux Etat-Unis. Mais on a du mal à remonter jusqu’au plus haut niveau de l’Etat même si quelques proches du président Nicolas Maduro ont même été condamnés par les Américains comme ses neveux et même sa femme, mise en cause dans une affaire d’exportation de 800 kg de cocaïne.
Plusieurs de ces personnalités accusées par les Américains sont pourtant actuellement au pouvoir ?
C’est une des questions, il n’y a aucune preuve d’une implication directe du plus haut niveau de l’Etat vénézuélien dans le trafic de cocaïne. En revanche, on sait que toutes les personnes de haut niveau qui ont été mises en cause et condamnées par les Américains n’ont pas été arrêtées ou démises de leurs fonctions. Ceci dit, il faut relativiser cette analyse au regard du conflit diplomatique qui relie les Etats-Unis au Venezuela et on peut comprendre que le Venezuela ne va pas imposer des conséquences à des personnes qui ont été condamnées aux Etats-Unis alors qu’elles se trouvent au Venezuela.
Alors que dire du poids de ce trafic dans la crise actuelle ?
Aujourd’hui on se pose déjà la question de la reconfiguration des groupes narco-trafiquants colombiens et notamment des FARC après les accords de paix. Les experts colombiens estiment que cela a augmenté le niveau du trafic et son activité au Venezuela avec les mêmes acteurs, sur fond d’une production de cocaïne qui augmente. Les experts colombiens et latino-américains estiment que le trafic de cocaïne s’aggrave au Venezuela. En parallèle, on se pose aussi la question du rôle des militaires qui maitrisent le trafic de la cocaïne dans la crise politique vénézuélienne: vont-ils continuer à soutenir le président Maduro ou pas? A mon avis, mais ce sont des hypothèses, ce sera vraiment en lien avec une logique de protection de leur activité commerciale principale qu’est le trafic de cocaïne. Donc derrière l’importance économique du pétrole qui est majeur au Venezuela, il est fort probable que la cocaïne génère en deuxième position le plus de devises étrangères et donc cela va être aussi un élément très important de l’évolution de la crise politique qui se joue actuellement au Venezuela.
Rfi