Les familles des victimes du régime de Sékou Touré se sont indignées de voir un portrait du premier président guinéen orner le Pont du 8 novembre, à Conakry, où des opposants avaient été publiquement pendus en 1971. Si les mécontents s’en prennent à la fille de l’ancien dictateur, nouvellement élue maire de la commune de Kaloum, l’initiative est pourtant d’origine citoyenne et non partisane.
Les membres de l’Association des victimes du Camp Boiro (AVCB), du nom du célèbre camp militaire où des milliers de Guinéens ont trouvé la mort sous le régime de Sékou Touré (1958-1984), ont fait face à la presse le 26 décembre. Ils exigent le retrait d’un large graffiti, représentant Ahmed Sékou Touré, qui orne l’un des flancs du Pont du 8 novembre, situé à l’entrée de la commune de Kaloum, le centre administratif et des affaires de la capitale guinéenne. Ici même, le 25 janvier 1971, quatre hauts cadres guinéens ont été pendus : Magassouba Moriba (ministre délégué à l’Éducation), Keïta Kara de Soufiane (commissaire de police), Baldet Ousmane (ministre des Finances) et Barry Ibrahima dit Barry III (secrétaire d’État et rival politique).
L’effigie qui crée la polémique figure aux côtés de trois autres grands noms du panafricanisme : le Burkinabè Thomas Sankara, le Ghanéen Nkwame Nkrumah et le Bissau-Guinéen Amilcar Cabral. « C’est la preuve que la nouvelle génération se souvient des libérateurs de l’Afrique, lâche Amara Camara, un riverain de 35 ans, qui n’y trouve rien à redire. C’est grâce à eux que nous sommes-là, fiers du Rouge-Jaune-Vert [le tricolore guinéen, ndlr]. »
« Une pendaison supplémentaire »
Une réaction que ne partage pas le député Fodé Marega, ancien président de l’AVCB et lui-même fils d’un disparu politique. Son père, chirurgien, fut arrêté en 1969 avant d’être détenu dans le sinistre camp Boiro. On lui reprochait de n’avoir pas dénoncé une conversation portant sur l’un des innombrables complots, réels ou supposés, de l’ère Sékou Touré. Sa peine d’emprisonnement a été aggravée en peine capitale après l’agression portugaise du 22 novembre 1970, comme pour tant d’autres prisonniers politiques arrêtés à cette époque et soupçonnés de complicité.
« Nous n’accepterons pas qu’on représente son portrait sur ce pont, s’offusque-t-il. Ce serait vécu comme une pendaison supplémentaire par les victimes et comme une insulte faite aux Guinéens ! » Et le député d’ajouter, provocateur : « Imaginez qu’on érige un monument à l’image de Dadis Camara au Stade du 28 septembre ! »
L’Association des victimes du Camp Boiro espérait plutôt l’érection sur ce site d’une stèle à la mémoire de leurs proches disparus, comme le prévoit le projet de loi sur la réconciliation nationale qui dort dans les tiroirs de la Primature.
Cultiver la vérité sans nourrir la haine
Les familles des victimes soupçonnent Aminata Touré, fille de Sékou Touré et nouvellement élue maire de Kaloum, d’être l’instigatrice de la peinture qu’il jugent sacrilège. Celle-ci a pourtant été initiée par l’ONG Guinée challenge, organisatrice du festival de fresques murales Lassiry Graffiti. « Mon œuvre n’a rien de politique, clarifie Mbaye Aïssatou Fall, le directeur de Lassiry graffiti. L’idée m’est venue il y a quatre ans. J’ai vu que les graffeurs sénégalais ont réussi à changer la mentalité de leurs compatriotes vis-à-vis de leur environnement et de leur comportement civique. Je me suis dit : pourquoi ne pas mettre le graffiti au service de la citoyenneté en Guinée ? »
Guinéen né d’un père sénégalais, Fall dit néanmoins comprendre la réaction des victimes et assure que son projet n’a bénéficié d’aucun soutien politique. « C’est à la dernière minute qu’une société privée nous a accompagnés. Elle a souhaité rester anonyme, les tentatives de récupération politique étant courantes dans notre pays. »
Le graffiti polémique véhicule des messages de paix, comme « Main dans la main pour une Guinée meilleure » et « Wontanara » – célèbre formule soussou qui signifie : « On est ensemble ».
« Cette œuvre peut alimenter des débats qui aboutiront à cultiver la vérité sans toutefois nourrir la haine », tranche Doumbouya Mohamed, 33 ans, membre d’un collectif qui a célébré, le 2 octobre dernier, les 60 compagnons de l’indépendance guinéenne membres de l’Assemblée territoriale en 1958.
JA