Cette semaine, la crise à la Cour constitutionnelle a donné lieu à un arrêt de sept membres de l’institution évoquant « l’état d’empêchement » de son président. La destitution de Kèlèfa Sall est-elle conforme à la loi ?
Karamo Mamady Camara, juriste analyste politique:
«Il faut faire très attention avec les éléments qui ont été donnés par ces huit conseillers»
Est-ce que cette procédure est vraiment conforme à la loi ?
-Je pense qu’il y a matière à redire là-dessus. Sur le principe déjà, il y a certaines zones d’ombre qu’il va falloir éclaircir. D’autant plus que la condition sine qua non pour procéder à la destitution, c’est le parjure (la violation du serment). Dans la motion de défiance qui a été émise par les huit conseillers, il y a principalement deux points qui sont ressortis. Le premier, c’est l’opacité dans la gestion et le second point, est le défaut d’application des décisions de la plénière. Si on se base sur ces deux aspects, on va considérer que c’est ce qui constitue pour eux le motif de parjure.
Par application de l’article 26 de la constitution, toute personne qui est gestionnaire de fonds public doit rendre compte. Si on s’inscrit dans cette logique, motif tiré de ce qu’ils invoquent, on peut estimer qu’il y a un parjure. Sauf que cela devrait être démontré par eux (les huit conseillers) qu’il (Kèlèfa Sall) n’a pas respecté les procédures de gestion en la matière. D’autant plus qu’il y a quand même une institution qui se trouve être la Cour des comptes. C’est cette Cour des comptes qui est habilitée à se prononcer sur la crédibilité des comptes des institutions publiques.
Concernant le second grief qui est le défaut d’application des décisions de la plénière, il leur appartient également de prouver que le président ne fait pas application correcte de ces décisions. En ce moment, ça serait également violer son serment. Puisqu’il s’était engagé à faire appliquer la loi. Et la Cour constitutionnelle n’agit qu’au visa des textes de loi.
Sur la forme
Il y a que la destitution a été très rapidement prononcée par les huit conseillers, alors qu’il y a quand même la loi organique qui fixe sur le fonctionnement et l’organisation de la Cour constitutionnelle. Quand vous lisez l’article 10 de cette loi, elle dispose que « l’élection du nouveau Président de la Cour Constitutionnelle a lieu quinze (15) jours au moins avant l’expiration des fonctions du Président en exercice ou après la constatation de l’empêchement définitif de ce dernier ». La même disposition précise toutefois qu’ « en cas de décès ou d’empêchement définitif du Président de la Cour Constitutionnelle, il est d’abord procédé conformément à l’article 4 de la présente loi avant l’élection du Président, l’élection du Vice-président. Ensuite le vice-président organise l’élection du nouveau Président. Le plus ancien parmi les Magistrats, les Avocats et les Professeurs de Droit, soit comme membre de la Cour, soit comme praticien du droit, achève le mandat du Vice-président.»
Sous réserve d’amples vérifications sur la véracité de cela, je ne pense pas que cette procédure ait été respectée à l’état actuel des choses au niveau de la Cour constitutionnelle.
Par ailleurs, les huit conseillers de la Cour Constitutionnelle ont saisi l’Assemblée nationale. Or, il n’y a aucun texte qui règlemente les relations entre la Cour constitutionnelle et l’Assemblée nationale et qui amènerait l’institution parlementaire à se prononcer sur la destitution du président de la Cour. Tout ce que l’Assemblée nationale peut faire, c’est de transmettre l’affaire au Chef de l’Etat qui, en vertu de l’article 45 de la constitution, est le garant du fonctionnement correct des institutions. C’est à ce niveau que tous les enjeux se trouvent. Tous les regards seraient tournés sur ce que ferait le président de la République. Par le principe de parallélisme des formes et des compétences, la majorité des conseillers de la Cour constitutionnelle avait procédé à l’élection de la Cour constitutionnelle. C’est la même majorité qui peut encore décider de sa destitution. Sauf que l’élection du président de la Cour a été entérinée par le président de la République. Par respect du même principe, c’est un décret du même Président de la République qui devrait entériner la destitution du président de la Cour. Ce qui ouvrira la voie à l’élection d’un nouveau président. Et comme je l’ai dit, sur le visa de l’article 45, le Président de la République devra se prémunir de toutes les garanties pour s’assurer qu’il y a effectivement des éléments objectivement vérifiables et très pertinents qui peuvent justifier la destitution du président de la Cour constitutionnelle pour ne pas être le garant d’une sorte de péril constitutionnel dans notre pays. Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que la crise à la Cour constitutionnelle ne peut pas dans son contexte politique être dissociée de son analyse juridique. Politiquement, la crise intervient dans un contexte marqué par des suspicions de réforme constitutionnelle et des velléités de prolongation de mandat. Cela ne peut pas être occulté dans l’approche qui doit être faite en termes d’analyse juridique. C’est pourquoi, il faut que la vigilance soit de mise, mais surtout que l’intelligence prévale. Le rôle du Président de la République sera très majeur. La suite de la procédure dépendra de la décision qu’il prendra en tant que garant du bon fonctionnement des institutions. C’est lui qui doit trancher pour nous sortir de cette crise qui est amorcée, et qui plonge le pays dans une sorte d’impasse.
Ne devrait-il pas avoir lieu une audience conjointe entre la Cour constitutionnelle et la Cour suprême pour la destitution de Kèlèfa Sall ?
Les chambres réunies de la Cour suprême devraient se réunir, mais ça c’est seulement en cas de crime ou de délit. Et là aussi, une analyse peut être faite par extension. En se basant sur les motifs qui ont été évoqués par les huit conseillers, notamment l’opacité dans la gestion, on peut supposer que l’opacité sous-entend le fait qu’il n’y a pas de transparence dans la gestion. Et partout où il n’y a pas de transparence, c’est qu’il peut y avoir des malversations. Et s’il y a malversations, on tombe sur le coup de la loi pénale. Et quand c’est ainsi, c’est délictuel. Et quand c’est délictuel, il faudrait que cela fasse l’objet de sanction. Et cette sanction ne peut être infligée que par la Cour suprême qui siège en chambres réunies. C’est là où il faut encore faire très attention avec les éléments qui ont été donnés par ces huit conseillers qui, pour moi, pouvaient amener le président de la République à rappeler le président de la Cour constitutionnelle à l’ordre. Parce que ça peut être démontré que cela ne valait pas la peine d’aller directement à une destitution. Si on estimait qu’il ne gère pas bien et qu’il ne prend pas en compte les décisions des plénières, on saisit le Président de la République en vertu de l’article 45. A son tour, le président de la République allait interpeller le président de la Cour constitutionnelle sur la bonne gestion de l’institution. Quand on gère une institution, on a trois principes qui nous gouvernent, à savoir : la redevabilité, l’implicabilité et la responsabilité. S’il se soustrait à une de ces valeurs, il est normal qu’il soit rappelé à l’ordre. Mais, je ne pense pas que cela puisse objectivement justifier la destitution. Ce n’est pas admissible. Il faudrait qu’il y ait bien d’autres raisons pouvant établir la légitimité de sa destitution.
Me Pépé Antoine Lamah, juriste privatiste (Avocat) :
«La motion de défiance est étrangère au droit positif guinéen et inappropriée à la Cour constitutionnelle»
En prélude à la révocation de monsieur Kèlèfa Sall à la tête de la Cour constitutionnelle, 8 membres de cette juridiction ont adressé « une motion de défiance» à l’assemblée nationale le 10 septembre 2018. Le 13 septembre 2018, 7 conseillers composant la cour ont, par arrêt numéro 001, constaté l’empêchement définitif et irrévocable du président de la Cour constitutionnelle et ordonné son remplacement dans les 15 jours suivants. Ainsi, la Cour explique cet empêchement par « la motion de défiance » qui rendrait « impossible l’exercice » du mandat confié au président supposé empêché.
L’article 4 alinéa 6 de la loi organique L/2011/06/CNT du 04 octobre 2011 portant organisation et fonctionnement de la cour constitutionnelle dispose que : « en cas de décès ou d’empêchement définitif d’un membre de la Cour, il est procédé, dans le mois qui suit, à son remplacement dans les mêmes conditions de formes et de fond.» Evidemment, ce texte permet le remplacement d’un membre de la Cour constitutionnelle, et le cas échéant, pourvoir à son remplacement dans le mois qui suit.
En effet, la motion de défiance consiste à mettre en cause la responsabilité de l’exécutif (le président de la République ou le gouvernement, selon les régimes politiques) par le vote par le parlement. En Polynésie française, la motion de défiance conduit à la déposition du président et de son gouvernement, et à l’élection par l’Assemblée territoriale d’un nouveau président qui forme un nouveau gouvernement. En clair, cette expression est étrangère au droit positif guinéen et inappropriée à l’organisation et au fonctionnement de la Cour constitutionnelle. Ni la constitution, ni la loi organique portant organisation et fonctionnement de la Cour ni son règlement ne la prévoit.
Selon le lexique des termes juridiques (2017-2018, 24ème édition, Dalloz, Serge Guinchard et Thierry Debard, page 446) l’empêchement se définit comme l’«impossibilité officiellement constatée pour un gouvernant d’exercer ses fonctions.»
En quoi consiste l’empêchement définitif de monsieur Kèlèfa Sall ? Souffrait-il d’une maladie ou d’une infirmité permanente le rendant inapte à exercer ses fonctions? «La motion de défiance » constitue-t-elle en soi un empêchement définitif ?
A ma connaissance, monsieur Kèlèfa Sall est sain et sauf et était même présent à son bureau le jour de sa révocation par ses pairs. Aussi, l’argument de la «motion de défiance», au-delà d’avoir été déplacé de son contexte, frise l’arbitraire et vient en violation des articles 4 et 11 de la loi organique portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle.
L’article 4 alinéa 2 dispose que «le Président de la Cour Constitutionnelle est élu par ses pairs pour une durée de neuf ans non renouvelable. » Et l’article 11 ajoute que « les membres de la Cour Constitutionnelle, sous réserve de l’alinéa 2 de l’article 12 ci-dessous, ne peuvent être révoqués ou destitués que pour les seuls motifs de parjure ou de condamnation pour crimes ou délits. »
Il ressort ouvertement des textes suscités que seul le parjure ou la condamnation pour crimes ou délits peut justifier la révocation ou la destitution d’un membre de la Cour constitutionnelle avant la fin de son mandat. Or en l’espèce, l’arrêt de révocation de monsieur Kèlèfa Sall n’est pas motivé par un parjure encore moins par une condamnation pour crimes ou délits.
«L’arrêt ne dit rien des deux conditions qui font révoquer un membre de la Cour»,
NB : ‘’ Il ne s’agit pas d’une analyse en tant que telle. Sous ses devoirs de réserve, ce constitutionnaliste s’est presque limité à lire certaines dispositions de la loi sur la Cour constitutionnelle. Guineenews a préféré le garder dans l’anonymat en raison de sa fonction dans l’administration judiciaire.’’
La seule chose que je préfère faire, c’est de lire la disposition de l’article 11 de la loi sur la Cour constitutionnelle qui dit ceci : «les membres de la Cour Constitutionnelle, sous réserve de l’alinéa 2 de l’article 12 ci-dessous, ne peuvent être révoqués ou destitués que pour les seuls motifs de parjure ou de condamnation pour crimes ou délits.» C’est ce que dit la loi.
Et cela obéit à des procédures qui sont fixées aux articles 83 et 84. C’est-à-dire que la Cour ne peut pas s’autosaisir. L’article 84 dit ceci : « dans les cas prévus à l’article précédent, sur décision du Gouvernement, le ministre de la Justice saisit immédiatement le Président de la Cour Constitutionnelle ainsi que le Président de la Cour Suprême et au plus tard dans les quarante-huit heures.» Et l’article 83 dit ceci : « conformément aux dispositions de l’article 102 de la Constitution, les membres de la Cour Constitutionnelle sont inamovibles pendant la durée de leur mandat. Ils bénéficient des avantages, des privilèges et d’immunités définis par la présente loi. Ils ne peuvent être poursuivis ou arrêtés, sans l’autorisation de la Cour Constitutionnelle et du Bureau de la Cour Suprême siégeant en session conjointe sauf les cas de flagrant délit. » Donc, il y a deux conditions pour qu’un membre de la Cour fasse l’objet d’une révocation ou de quoi ce soit. Soit il a commis le parjure ou il a commis un crime ou un délit qui a été sanctionné. Or, l’arrêt de la Cour qui est publié ne dit rien de tout cela.
Dr Alhassane Makanéra, Professeur de droit :
«Tout est verrouillé sur le plan juridique »
En droit, vous avez d’abord la compétence. Mais vous avez aussi la procédure. On peut donc se poser la question à savoir est-ce que les membres de la Cour constitutionnelle ont la compétence de prendre l’arrêt de « l’état d’empêchement » de leur président ? La seconde question, c’est comment ils peuvent prendre cet arrêt.
Sur les compétences, on peut lire dans l’article 93 aliéna 4 de la constitution qui dit que la Cour est « l’organe régulateur du fonctionnement et des activités des pouvoirs législatif et exécutif et des autres organes de l’État ». La Cour constitutionnelle elle-même fait partie des autres organes de l’Etat.
Il y a aussi l’article 11 de la loi organique relative à la Cour constitutionnelle qui dit que «la décision de destitution est prise à la majorité de sept membres.» La décision de destitution intervient lorsque deux faits se produisent ou l’un ou l’autre se produit. Il s’agit du parjure ou de la condamnation pour crime ou délit. Dans ce cas, on n’est pas en face d’une condamnation pour crime ou délit. Si nous regardons les pièces versées dans la décision de la Cour, on est en face de parjure bien que cela ne soit pas directement dit.
Lorsque c’est une décision motivée par une condamnation pour crime ou délit, c’est justifiable devant la Cour suprême. Donc, la procédure est connue. Mais, la loi n’a rien dit sur la procédure de destitution due au parjure. Donc, on est devant un vide juridique. Et devant le vide juridique, il appartient au juge de devenir créateur de droit. Les membres de la Cour constitutionnelle ont donc comblé ce vide en estimant dans les considérants que les pièces versées au dossier –constatation matérielle – justifieraient la procédure. C’est cette procédure qu’ils ont mise en place pour le destituer.
Une dernière question nous intéresse. C’est celle à savoir quel est l’effet de l’arrêt de la Cour constitutionnelle. Que cet arrêt soit légal ou illégal, il s’appelle arrêt de la Cour constitutionnelle. L’article 99 de notre constitution est clair : « les arrêts de la Cour Constitutionnelle sont sans recours et s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives, militaires et juridictionnelles, ainsi qu’à toute personne physique ou morale.» Alors, même si on était dans l’illégalité flagrante, on n’a aucune possibilité juridique d’opposer une règle pour contrer l’application de cet arrêt. Et la loi n’a donné cette compétence à aucune autorité. Tout est donc verrouillé sur le plan juridique.
Source : Guinéenews.org