Justice du deux poids-deux mesures, néocolonialisme… Les griefs de l’Union africaine à l’encontre de la Cour pénale internationale sont anciens et récurrents. Lors de son 26e sommet, l’organisation continentale a brandi la menace d’un retrait collectif. Énième gesticulation, ou dernier avertissement ?
Simple effet d’annonce, ou menace sérieuse de voir imploser la Cour pénale internationale ? Régulièrement agitée lors des sommets de l’UA, l’éventualité d’un retrait collectif des 34 États africains signataires du statut de Rome a une nouvelle fois été évoquée, fin janvier, à Addis-Abeba. Sur proposition d’Uhuru Kenyatta, le président kényan, une résolution prévoyant « l’élaboration d’une feuille de route pour un retrait de la CPI » a été adoptée à huis clos par l’assemblée des chefs d’État.
Si le calendrier et les modalités restent flous, au vu du document provisoire consulté par J.A., le casus belli est bien réel : les dirigeants africains exigent l’arrêt des poursuites visant deux de leurs pairs. Faute de quoi ils menacent de laver, à l’avenir, leur linge sale en famille…
Pourquoi tant de défiance ?
Depuis 2002, la totalité des enquêtes que la CPI a ouvertes concernent le continent africain, ce qui suscite une réaction épidermique à l’égard d’une justice que certains qualifient de néocoloniale – d’autant que de grandes puissances comme la Russie, la Chine ou les États-Unis n’ont jamais adhéré au statut de Rome.
Mais la véritable cassure est survenue en 2009, lors de l’émission d’un mandat d’arrêt international contre le président soudanais, Omar el-Béchir. Elle n’a fait que s’accentuer lorsqu’une procédure a visé Uhuru Kenyatta. Si les charges retenues contre le second ont finalement été abandonnées, le premier reste sous le coup d’un mandat d’arrêt que les pays africains refusent d’appliquer. Pour l’UA, qui exige la levée des poursuites dans ces deux dossiers, pas question de voir des chefs d’État être inquiétés pendant la durée de leur mandat.
Qui mène la fronde ?
Le Kenya a pris le leadership de la contestation à l’occasion du dernier sommet de l’UA. Le Zimbabwéen Robert Mugabe et son homologue sud-africain Jacob Zuma – qui a déjà brandi la menace de quitter la CPI – ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit de fustiger la juridiction basée à La Haye. L’Ougandais Yoweri Museveni milite lui aussi pour un retrait collectif. Et son voisin rwandais Paul Kagamé, dont le pays n’est pas signataire du statut de Rome, pourfend régulièrement l’institution. « La géographie du refus épouse en grande partie celle des pays où les conflits avec le colonisateur ont été les plus féroces », note un analyste ouest-africain familier du dossier.
L’Afrique francophone est moins bruyante. La RD Congo passe pour très coopérative, même si Kinshasa s’est abstenu d’arrêter Omar el-Béchir en 2014. Si Ibrahim Boubacar Keïta a refusé de livrer à la CPI le putschiste Amadou Haya Sanogo, dont le procès devrait s’ouvrir prochainement au Mali, il a en revanche saisi la Cour à propos des crimes commis à partir de janvier 2012 dans le nord du pays. Alpha Condé, qui a reçu en juillet Fatou Bensouda, la procureure de la CPI, réclame également que les responsables des massacres du 28 septembre 2009 soient jugés en Guinée.
Alassane Ouattara, qui semblait s’accommoder des enquêtes menées par les équipes de Fatou Bensouda sur les crimes commis par ses partisans durant le conflit postélectoral de 2010-2011, vient pourtant d’annoncer qu’il ne livrerait plus d’Ivoiriens à la CPI, au motif que la justice de son pays est désormais « opérationnelle ». Quant au Sénégalais Macky Sall, dont le ministre de la Justice, Sidiki Kaba, est aussi le président de l’assemblée des États parties, il a préféré mettre en sourdine son soutien de principe à la juridiction internationale afin de ne pas froisser ses pairs adeptes de la ligne dure.
Fatou Bensouda à contre-courant
Alors que vient de s’ouvrir le procès de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé, la procureure générale a fort à faire pour convaincre les leaders africains de l’indépendance de la CPI – d’autant que son argumentaire initial, dans ce dossier emblématique, avait été jugé trop inconsistant lors d’une audience préliminaire de confirmation des charges. Depuis sa nomination, en 2012, la Gambienne doit donc cumuler ses fonctions (officielles) de procureure avec celles (improvisées) d’avocate, plaidant sans relâche la crédibilité de son institution.
Elle rappelle notamment que des enquêtes préliminaires portant sur l’Irak, la Colombie, l’Ukraine, la Palestine et l’Afghanistan sont en cours, et assure que l’Afrique ne restera pas éternellement l’unique cible de la CPI. Elle souligne enfin que la majorité des enquêtes a été ouverte à la demande des États concernés. Mais Bensouda reste inflexible sur le mandat d’arrêt international visant Omar el-Béchir, véritable pomme de discorde avec l’UA.
En cas de retrait, quel plan B ?
« Un retrait africain porterait un coup mortel à la CPI, dont l’influence se limiterait alors à l’Amérique latine et à l’Europe occidentale », estime Reed Brody, de Human Rights Watch, qui fut l’un des artisans du procès, au Sénégal, de l’ancien président tchadien Hissène Habré. Une juridiction permanente visant à juger en Afrique les crimes contre l’humanité qui y sont commis pourrait-elle faire office d’alternative ? C’est en faveur de ce scénario que militent les pourfendeurs africains de la CPI, lesquels entendent promouvoir la future Cour africaine de justice et des droits de l’homme, susceptible de juger quatorze types de crimes internationaux.
Instituée par le protocole de Malabo, approuvé par l’UA en juin 2014, cette cour garantit l’immunité des chefs d’État et de gouvernement en exercice. Reste à savoir si l’Afrique, dont la contribution au budget de la CPI est marginale, aurait les moyens de ses ambitions.
Jeune Afrique